Couverture d'un livre ou d'un document avec des photos anciennes de famille en noir et blanc, texte en français 'H comme...', et 'Histoire de la famille H...'.

H comme …

  • … c’est à son tour C. qui a fait un très long parcours en train. Plusieurs jours et sans doute plusieurs correspondances de train, probablement à Lwów puis à Cracovie, au départ peut-être de Niżankowice. Avait-elle seulement déjà pris le train et si oui, pour aller où ? Nous l’ignorons. Tablons que l’expérience a été en tout point nouvelle pour elle, à peine âgée de 19 ans : une véritable traversée de l’Europe, ponctuée de découvertes innombrables – les paysages de plus en plus différents de sa Galicie natale ; les villes de plus en plus étendues, hérissées de cheminées ; les gares de plus en plus spectaculaires avec leur verrières hautes et leur décoration fière et cossue ; les voyageurs habillés chaque fois un peu plus étrangement (les uns portant tel type de chapeau, les unes telle coupe de robe) ; les accents puis les langues bientôt inconnues ; le tout marqué de petites frayeurs et incompréhensions linguistiques ; sans parler de sa timidité mêlée de joie à l’idée de retrouver son futur mari. Pour être à la mode et parce qu’elle était ouverte à la modernité, C. avait coupé ses cheveux à la garçonne. Avait-elle prévenu S. par lettre de cette nouvelle coupe dans l’air du temps ? Allait-il la reconnaître ? S. a-t-il seulement pu venir chercher la jeune femme qui avait parcouru près de 2 000 kilomètres pour le rejoindre ou a-t-elle dû encore porter ses quelques bagages toute seule jusqu’au 19 de la rue de C. dans le 12e arrondissement ? Et dans ce cas, comment a-t-elle réussi à s’orienter ? Avait-elle cherché à apprendre quelques mots de français avant de partir ? Avait-elle pu changer quelques sous ? D’ailleurs dans quelle gare parisienne C. est-elle arrivée ? Gare de l’Est ? Gare du Nord ? Là encore, impossible de savoir. Mais son cœur a dû bondir et ses yeux noirs s’écarquiller à la vue de Paris. Quel contraste avec son village natal !

    À l’hôtel du populaire 12e arrondissement où elle a finalement posé ses bagages, C. a été saisie par un autre puissant contraste : le manque d’hygiène de cet endroit lui a laissé un souvenir bien désagréable. Il y avait même des cafards. La chambre était petite et inconfortable, spécialement pour cuisiner : ce n’était pas autorisé et rien n’était prévu pour préparer les repas. Il fallait donc utiliser un petit réchaud, aussi discrètement que possible. Il ne pouvait être question d’aller au restaurant, S. n’en avait pas les moyens. Pas plus qu’il n'avait ceux, au début, de louer un appartement. Mais pourquoi s’était-il installé dans le 12e arrondissement ? 

Couverture d'un livre ou d'une affiche avec une photo d'une jeune fille en robe claire, assise sur une surface, en noir et blanc. Titre en haut "Radieux Silence" et texte en bas "Jeunesse américaine".

Radieux silence

  • … un dorm. Les deux autres meilleures amies que j’ai rencontrées à USC, S. et J., étaient plus fortunées et elles habitaient dans une sorority house. Ma grand-mère m’avait poussée à m’inscrire dans une sorority. Je pense qu’elle voulait brag about it. Sa fille J., qui avait étudié à USC, était dans la meilleure : Tri Delta. Mais j’avais renoncé à donner ma candidature. Quand on est acceptée, il faut suivre. Il y a des activités, des réunions, des sorties et on doit s’habiller : avoir tout le temps des nouveaux vêtements, des nouvelles chaussures etc. Ce sont des élèves très riches et très chics qui se retrouvent là. Je n’étais pas à l’aise dans ce milieu-là. Je n’avais pas le temps ni l’argent et je ne voulais pas m’endetter pour jouer ce jeu-là. J’avais besoin de temps à la fois pour gagner un peu d’argent et pour étudier – car je n’étais pas la meilleure élève. Bien sûr, une sorority, c’est l’opportunité d’un réseau pour la vie.

    Cela dit, USC en général était aussi un endroit pour se faire des relations et le meilleur pour… se marier : il y avait une étudiante pour sept étudiants. Dans les classes que nous avions en commun avec les garçons, par exemple anatomy, biology ou micro biology, nous étions une vingtaine de filles devant et une soixantaine de garçons derrière. La première année, ma roommate n’était clairement pas là pour étudier mais pour trouver un mari. Mais moi, je ne voulais pas me marier, je voulais avoir un métier et gagner ma vie. À la différence des garçons, je n’ai pas prolongé encore deux années le cursus à USC pour devenir DDS, Doctor of Dental Science. D’abord, je n’avais pas l’argent. Et la question ne se posait pas vraiment pour les filles. C’était très misogyne : on considérait que les filles n’étaient pas capables de faire le même cursus et devaient rester infirmières ou hygiénistes et pas médecins ou dentistes. Mais pour moi, avoir un diplôme de Bachelor of Science après quatre ans d’études, c’était déjà énorme. Dans ma famille immédiate, personne n’avait ça.

Une jeune fille avec des cheveux coiffés en tresses, portant une robe à rayures, posant à côté d'une table avec un motif floral, en noir et blanc.

Lucie et les siens

  • … le jardin avec mon voisin R. P., un tout petit peu plus âgé que moi – j’ai presque cinq ans et demi.

    Et puis, soudain, il y a des hommes partout : sur les toits, dans la rue, dans la maison. Des soldats allemands, en uniforme. Des Allemands chapeautés avec des manteaux en cuir. Des gens qui regardent aussi. Une colonne de véhicules allemands occupe toute la rue.

    J’ai en tête une foule de détails de ce moment, avec tout ce monde partout. Je ne me souviens pas d’avoir eu peur. Il y a du bruit, peut-être des cris et des balles tirées. Je crois me souvenir qu’un parachutiste qui était alors caché à la maison est fusillé en s’enfuyant. Les Allemands fouillent partout à la recherche de matériel incriminant notre famille.

    Dans mes souvenirs, mes sœurs S. (elle va avoir 23 ans), W. (18 ans) et S. (17 ans) se trouvent à ce moment-là à la ferme D., non loin de chez nous. Rapidement alertées, elles rappliquent très vite… malheureusement pour elles. Je ne sais pas ce qu’il en est de mon frère H. Il est alors âgé de quinze ans. Sur une attestation établie en 1949 par le maire de L. à propos de l’arrestation de ma famille, il n’est pas cité.

    À un moment donné, je revois toute notre famille alignée devant la maison et mise en joug par les soldats. Je tiens la main de ma maman et de l’autre, une longue valise en carton. Bientôt mon papa porte cette valise pour me prendre à son tour par la main. Il y a des gendarmes en bicyclettes. Ils disent : « Pourquoi vous les fusillez, ces braves gens, ils n’ont rien fait ! »

    Finalement mes parents et mes sœurs sont embarqués. Un opérateur radio présent chez nous ce soir-là est arrêté lui aussi. 

    Ma maman essaie de me confier à quelqu’un mais personne ne veut me garder. C’est Madame P., la maman de R., qui me prend chez elle plusieurs jours. Avec notre chien J. Je l’entends encore me répéter : « Ta maman va revenir… Ta maman va revenir… » C’est tout ce dont je me souviens de ce séjour.

Page de couverture d'un livre intitulé "Pleine et Délurée" avec le nom de l'auteur Emmanuelle Bluwal-Bournonville, et un logo au bas avec une image d'une personne avec un chien.

Pleine et déliée

  • … ma grand-tante O., que j’appelais ma babouchka, avait installé un atelier de couture en lingerie féminine pour gagner sa vie : on disait le salon. Un très long couloir y menait. Il y avait là des mannequins Stockman, sans jambes, ni bras, ni tête mais pourvus de coussinets : on faisait sur eux les premiers essais des déshabillés et autres culottes élégantes. Juchés sur leur trépied, ils devenaient pour moi des personnages intrigants. Au salon, un petit poêle Godin réchauffait tout juste les doigts de I.et A., des couseuses et brodeuses qu’employait ma babouchka. Assises en blouse de travail à une table couverte d’un grand drap très propre allant jusqu’au sol et où étaient posés satins, tulles et dentelles, elles s’affairaient suivant les directives d’O. qui, elle, dessinait et coupait les modèles. Son coup de ciseau extrêmement précis m’impressionnait. En Russie, ces déclassées, elles aussi, avaient plus ou moins bien appris le français, tout comme la musique ou la couture. Elles s’adressaient à moi en français mais je les entendais parler russe avec O, ma babouchka. Souvent, je me mettais sous la table entre les pantoufles de ces dames, et j’écoutais leurs histoires. Avec un aimant en fer à cheval, je m’amusais tout particulièrement à glaner les épingles et les aiguilles tombées à terre. Je prenais ça au sérieux. Je faisais ainsi mon temps de travail pour mériter les douceurs que les trois femmes me donnaient. Mon imprégnation russe a également été culinaire et la cuisine russe reste aujourd’hui encore ma préférée. Même le goût du pain brioché légèrement sucré, qui est rompu et mangé lors de la communion dans le culte orthodoxe, m’est resté comme un souvenir délicieux.

    Celle qui se considérait comme ma grand-mère était pratiquante. Comme dans toute habitation traditionnelle russe, il y avait chez elle une icône sur une étagère d’angle. En dessous se trouvait une coupelle retenue par des chaînettes dans laquelle, à l’heure de la prière du soir, on allumait la bougie qui éclairait l’icône. Ça s’appelle une lampadka en russe, une petite lampe. À l’église russe d’E., ma babouchka, s’estimant responsable de mon éducation pour le temps où je vivais chez elle, a demandé pour moi la bénédiction du pope et c’est ainsi que très vite, elle m’a fait baptiser – sans inviter grand monde et peut-être même sans l’accord d’H. qui, elle, n’était pas croyante. Ce jour-là, I. et A. n’ont pas travaillé au salon : elles sont venues chanter des cantiques et répondre à l’officiant devant l’iconostase. C’était très beau et d’une grande sobriété. Je me rappelle que celle des deux qui fumait des Gauloises et disait ne pas y croire m’avait pourtant prévenue, un jour que j’étais sous la table de couture : « Tu sais, Dieu voit tout ! Il te voit même là, en dessous ! »